L'affaire Baupin Enquête

Des femmes dénoncent les agressions et harcèlements sexuels de Denis Baupin

Mediapart et France Inter ont recueilli des témoignages sur des faits pouvant être qualifiés d’agression et de harcèlement sexuels attribués au député de Paris Denis Baupin. Quatre élues ont décidé de briser l’omerta et parlent à visage découvert. Vice-président de l’Assemblée nationale, Denis Baupin a récemment quitté la formation écologiste EELV.

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Octobre 2011, Montreuil. Sandrine Rousseau se tient à la tribune, face aux cadres d’Europe Écologie-Les Verts venus préparer le programme pour la présidentielle et les législatives de 2012. « À un moment donné, j’ai voulu faire une pause », raconte-t-elle. Elle se lève, quitte la pièce, part aux toilettes. « Dans le couloir qui longe la salle, Denis Baupin est venu. Il m’a plaquée contre le mur en me tenant par la poitrine, et a cherché à m’embrasser. Je l’ai repoussé violemment. » Tout se passe très vite. Presque en silence. « Sur le moment, j’étais tellement choquée que je n’ai pas dit grand-chose. »

Le témoignage audio de Sandrine Rousseau, porte-parole de EELV Mediapart et France Inter

Elle venait d’intégrer la direction de son parti. Denis Baupin, lui, est déjà un cadre influent du mouvement écologiste, adjoint au maire de Paris de 2001 à 2012. « J’arrivais sur le quota non-Verts, je venais de province, et j’étais une femme. Personne ne me connaissait. J’étais la petite nouvelle. » Quelques minutes après les faits, Sandrine Rousseau, économiste à l’université de Lille-I, revient à la tribune. « Je ressentais un très grand malaise. J’ai immédiatement pensé que c’était absolument anormal que je subisse ça. Mais le mot agression sexuelle, je l’ai mis très longtemps après. » À un de ses voisins, elle glisse ce qui vient de se produire. « Il m’a dit : “Ah, il a recommencé.” Ça a été sa phrase. » 

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Denis Baupin, lors d'une séance de questions à l'Assemblée. © Reuters

À l’instar de Sandrine Rousseau, actuelle porte-parole d'EELV, trois femmes témoignent aujourd’hui pour la première fois à visage découvert des agissements qu’elles ont eu à subir de la part de Denis Baupin, dirigeant historique des Verts, actuel député de Paris et vice-président de l’Assemblée nationale. Au cours d’une enquête de plusieurs mois, menée conjointement avec France Inter, d’autres femmes nous ont livré des témoignages similaires, sous couvert d’anonymat, parfois par peur des représailles. Au total, ce sont huit cas pouvant relever de harcèlement sexuel ou d’agression sexuelle (lire sous l’onglet Prolonger de cet article la définition juridique), que nous avons découverts.

Contacté à de multiples reprises par Mediapart et France Inter, depuis le 2 mai, Denis Baupin n’a pas répondu à nos demandes d’entretien (lire en bas de page la boîte noire de cet article). Il nous a renvoyés vers ses avocats, qui ont refusé de répondre à nos questions, et nous ont menacés de poursuites. Le 8 avril dernier déjà, les avocats de Denis Baupin, manifestement avertis qu’une enquête était en cours, avaient adressé un courrier à Mediapart, nous mettant « en demeure » de ne rien publier. Une procédure bien inhabituelle. Le 18 avril, le député a annoncé son départ d’Europe Écologie-Les Verts (EELV).

Isabelle Attard est députée du Calvados depuis juin 2012. Élue sous l’étiquette EELV, elle a quitté son parti en décembre 2013 en raison de désaccords politiques. Elle se présente désormais comme « députée citoyenne » mais reste rattachée au groupe écologiste de l’Assemblée nationale. De juin 2012 jusqu’à son départ d’EELV, un an et demi plus tard, elle raconte avoir reçu des dizaines de SMS de Denis Baupin.

« C’était du harcèlement quasi quotidien de SMS provocateurs, salaces. Il y avait des moments où on en avait plus, c’était par salves… Et c’était plutôt quand on était à l’Assemblée, entre le mardi et le jeudi », explique Isabelle Attard. « C’était par exemple : j’aime bien quand tu croises tes jambes comme ça. C’était même crûment dans des réunions ou des déjeuners de travail le fait de me proposer d’être mon amant. Au début, c’est dit sur le ton de la rigolade. Et puis, cela devient vite très lassant, pénible… » Elle n’est pas la seule à en souffrir : « Je savais que nous étions plusieurs députées à recevoir les mêmes SMS. »

Le témoignage audio de la députée Isabelle Attard Mediapart et France Inter

Ce procédé peut relever du harcèlement sexuel, tel que défini par l’article 222-33 du Code pénal. Il aura eu au moins une incidence directe sur le travail d’Isabelle Attard : « Pour moi, c’était suffisamment pénible pour que je n’envisage aucun rendez-vous de travail en tête à tête avec Denis Baupin », spécialiste reconnu des questions énergétiques et particulièrement du nucléaire. « Finalement, mon travail en a pâti, explique la députée. J’avais besoin de pouvoir travailler avec lui ; j’ai l’EPR de Flamanville à côté de chez moi. Mais j’ai abandonné. Je me suis autocensurée. »

Une fois seulement, elle sollicitera un rendez-vous avec Denis Baupin. Elle s’y rendra accompagnée de Frédric Toutain, son attaché parlementaire. « C’est pénible de devoir faire perdre du temps à un collaborateur qui a autre chose à faire que de servir de protecteur, de garde du corps, d’empêcheur de blagues salaces, pour une réunion de travail. Sauf que moi, j’en avais besoin pour me sentir rassurée. » Le collaborateur confirme. Attard lui avait montré très vite les SMS. « Je me souviens de celui sur les jambes croisées, sur des choses qui tournaient autour de “tu me résistes, j’aime bien ça”. J’ai été délégué du personnel et j’ai eu à m’occuper de cas de harcèlement sexuel. Pour moi, il est caractérisé », explique Frédric Toutain.

« Au bout de cinq, six mois, je commençais vraiment à en avoir marre, dit encore la députée. J’ai proposé à une collègue d’écrire un courrier à Denis Baupin lui demandant d’arrêter. » L’initiative fera long feu. Finalement, Isabelle Attard n’entamera aucune démarche officielle, n’émettra aucune protestation publique. Jusqu’à aujourd’hui.

« Plusieurs mois de SMS d’incitation sexuelle »

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Elen Debost lors de la campagne pour les cantonales en 2015.

Elen Debost, adjointe à la jeunesse EELV de la mairie du Mans depuis deux ans, raconte avoir été victime du même procédé. C’était en 2011. À l’époque, elle n’est qu’une « jeune militante qui monte ». Au moment de la désignation des candidats aux législatives, prévues l’année suivante, Denis Baupin la sollicite parmi des dizaines d’autres pour recueillir son soutien. Proche politiquement de ce cadre historique des Verts, Elen Debost accepte.

Commencent alors « plusieurs mois de SMS d’incitation sexuelle de M. Baupin après lui avoir dit que je n’étais pas intéressée, que j’avais quelqu’un dans ma vie, que je ne souhaitais pas entretenir ce type de relation ». « Les refus polis n’étaient pas entendus », explique-t-elle. « Au total, j’ai reçu une centaine de messages. Du type “Je suis dans un train et j’aimerais te sodomiser en cuissarde”. “J’adore les situations de domination. Tu dois être une dominatrice formidable.” “J’ai envie de voir ton cul.” » Les messages ont brutalement cessé. Depuis, les deux écologistes s’évitent.

Le témoignage audio d'Elen Debost Mediapart/France Inter

Annie Lahmer est conseillère régionale d’Île-de-France EELV. Adhérente des Verts depuis une vingtaine d’années, elle a un temps été salariée par son parti. C’était à la fin des années 1990, pour la campagne des européennes emmenée par Daniel Cohn-Bendit. Au siège, alors installé rue Parmentier à Paris, « la militante lambda qui avait besoin de son boulot » croise souvent Denis Baupin, alors porte-parole national des Verts. « À l’époque, chaque 14 Juillet, Jean-Luc Bennahmias [alors secrétaire national des Verts – ndlr] organisait une grande fête. Et Denis Baupin m’a invitée à y participer. Il a insisté lourdement, il m’envoyait des SMS, y compris la nuit. » Annie Lahmer s’y rend finalement, accompagnée de deux amis, « histoire d’être tranquille », se souvient-elle. « J’ai senti qu’il n’était pas très content. »

Le témoignage audio d'Annie Lahmer Mediapart/France Inter

Peu après, elle se retrouve seule avec lui au siège du parti. « Quand on est en campagne électorale, on finit souvent assez tard. Un soir, j’étais dans le bureau de Jean-Luc Bennahmias, qui n’était pas là… J’étais seule avec Denis. Il s’est mis à me courir après autour du bureau. C’était complètement loufoque comme scène. Je me suis arrêtée d’un côté du bureau et je lui ai dit : “Écoute Denis, t’as qu’à sauter par-dessus.” Il m’a répondu : “Mais je suis capable.” Et je lui ai dit à ce moment-là : “C’est du n’importe quoi ton truc.” Et je suis partie. Le lendemain matin, j’arrive, je reprends mon boulot. Denis est là, il ne me dit pas bonjour. Je lui dis : “Écoute Denis, donc à partir du moment où on veut pas coucher avec toi, tu ne dis plus bonjour.” Il a pointé son index sur moi en disant : “Toi t’auras jamais de poste au sein du parti.” Ça s’est arrêté là. » Quelques années plus tard, Annie Lahmer quittera son poste au parti pour rejoindre la mairie de Paris, où elle travaille depuis.

Mais elle n’a pas été la seule collaboratrice à avoir maille à partir avec Denis Baupin. Plusieurs autres femmes, liées par leur métier à EELV, nous ont confirmé avoir aussi été la cible du vice-président de l’Assemblée nationale. En 2012, Denis Baupin vient d’être élu député. Il rencontre une collaboratrice d’une collectivité d’Île-de-France, travaillant avec d’autres écologistes. Pendant plusieurs mois, raconte-t-elle, elle a reçu des « SMS lourdingues à des heures improbables, du type “cela me ferait plaisir d’aller boire un verre”, “tu es vraiment très belle”, “qu’est-ce que tu fais ce soir ?” ».  

« Cela a duré six mois, à chaque fois qu’il me voyait, explique la jeune femme. J’étais gênée, j’avais un peu honte. Du coup je n’osais pas lui dire frontalement. Mais j’ai fini par lui envoyer un SMS menaçant de prévenir sa compagne et expliquant que je ne coucherais jamais avec lui. » Denis Baupin a arrêté. « C’est le cas typique de la collaboratrice qui se fait draguer par un gros lourd. C’est le lot quotidien de toutes les jeunes femmes qui bossent en politique… C’est partout pareil », déplore-t-elle. Mais, au regard de la loi, cela peut être considéré comme du harcèlement sexuel.

À l’Assemblée nationale, au moins deux collaboratrices travaillant avec les écologistes ont fait part à leurs collègues ou aux députés du groupe d’un incident. Un jour, selon des sources concordantes au sein du groupe écologiste, une salariée s’est retrouvée, seule, dans un ascenseur de l’Assemblée, avec Denis Baupin. « Il lui a pincé les fesses. Il s’est pris une baffe ! », expliquent ces sources qui ont requis l’anonymat. Il n’a plus jamais rien tenté.

Au moment de la loi de transition énergétique, dont Denis Baupin était rapporteur à partir de l’automne 2014, une autre collaboratrice de l’Assemblée a reçu plusieurs messages du député. « Il y a eu un comportement qui n’était pas des plus adéquats », explique-t-elle, tout en refusant de donner davantage de détails. Elle craint que l’épisode ne soit « utilisé à mauvais escient ». « C’étaient quelques messages un peu trop amicaux. Ils ne sont pas graves, ils n’ont pas de caractère sexuel. Ils étaient juste un peu déplacés. Ce n’est pas du harcèlement sexuel. »

« C’était de la drague du type “Rejoins-moi dans mon bureau” », confie une autre source à l’Assemblée. Sauf que la position de subordination député/salariée du groupe peut changer la nature des faits, et constituer du harcèlement sexuel. La collaboratrice, elle, confie simplement avoir été « gênée par son comportement » et s’en est émue. « Lorsque j’ai signalé ces faits aux coprésidents, ils ont réglé cela en tête à tête avec lui et il s’est immédiatement arrêté. Suite à cela, j’ai continué à travailler avec lui, sans aucune gêne. »

« J’étais alors en situation de fragilité »

Les coprésidents de l’époque confirment. « Elle nous a dit qu’elle avait reçu des messages qui la mettaient mal à l’aise. On ne rigole pas avec ces sujets. Avec François [de Rugy], on s’est dit qu’il fallait qu’on règle cette question. Depuis, c’est réglé. Il n’y a plus eu d’ambiguïté », explique Barbara Pompili, désormais secrétaire d’État à la biodiversité du gouvernement.  

« Nous avons été saisis par une collaboratrice qui nous a parlé de propos équivoques envoyés par SMS par Denis Baupin, confie aussi le député François de Rugy, coprésident du groupe EELV à l’Assemblée. De notre point de vue, nous ne qualifions rien de délictueux. Mais la collaboratrice ne voulait pas que cela brouille les relations de travail. » Le député confirme également en avoir parlé à Denis Baupin à l’époque : « Comme il y a un lien hiérarchique entre salariés et députés, il n’était pas question d’étouffer. Par la suite, il n’y a jamais eu de problèmes avec cette collaboratrice ni avec d’autres. »

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François de Rugy, coprésident du groupe EELV à l’Assemblée.

En dehors de la galaxie écologiste, militante ou professionnelle, une ancienne responsable du collectif Jeudi-Noir des « galériens du logement » témoigne quant à elle avoir très mal vécu un épisode qui s’est conclu début 2012. Deux ans plus tôt, elle rencontre Denis Baupin pour la première fois à l’occasion d’une conférence de presse. « J’étais alors en situation de fragilité, raconte-t-elle, sous couvert d’anonymat. Je venais d’arriver à Paris, je n’avais pas d’amis et j’avais des problèmes de logement. » Quand elle croise Denis Baupin, maire adjoint à Paris, en marge de la manifestation, il lui glisse, selon son récit : « Ah vous demandez beaucoup de soutien, faut être très mobilisés à vos côtés. Faut être gentille… » Elle s’échappe aussitôt, mal à l’aise. Quelque temps plus tard, lors d’une soirée organisée au siège d’EELV, elle le croise à nouveau. « Il me dit : “On a plein de choses à faire tous les deux”. Je suis partie tout de suite. »

Puis, début mars 2012, à l’occasion de l’ouverture d’un nouveau squat, rue de Châteaudun à Paris, plusieurs responsables de Jeudi-Noir sont placés en garde à vue. Elle appelle le maire adjoint pour joindre sa compagne, Emmanuelle Cosse, soutien de toujours du collectif, mais dont notre témoin a perdu le numéro. La conversation est tendue, selon cette ancienne militante de Jeudi-Noir. « Cela s’est terminé par : “Moi aussi, je vous ai demandé des choses et vous n’avez rien fait.” »

Sur toutes ces femmes qui ont accepté de témoigner, sur une période allant de 1998 à 2014, aucune ne l’avait dit publiquement jusque-là. Et aucune n’a porté plainte – pour beaucoup d’entre elles, les faits remontent à plus de trois ans et sont donc prescrits. Tout juste en ont-elles parlé autour d’elles, le plus souvent à un petit cercle d’intimes. Dans certains cas, elles disent ne pas en avoir souffert, parlent simplement « d’insistance », et balaient les faits en en rappelant la « banalité » dans la société française, tout particulièrement en politique. Mais la plupart en conservent un souvenir douloureux, quelquefois honteux, avec une double culpabilité, celle de la victime, et celle de n’avoir rien dit.

« Je pense que j’ai été prise dans ce que toutes les femmes disent quand elles sont victimes de violences, c’est que, sur le moment, elles culpabilisent, elles se sentent fragiles, elles se sentent isolées, explique Sandrine Rousseau, actuelle porte-parole d’EELV. C’est exactement tout ce que j’ai ressenti à ce moment-là. Et moi qui suis une militante féministe, qui revendique très haut ces valeurs, je ne suis pas fière de ne pas avoir porté plainte. »

« Quand ça arrive, on ne s’en vante pas, parce qu’on est un peu honteuse, explique de son côté Elen Debost, élue au Mans. On a l’impression que c’est de notre faute parce qu’on a des amants, qu’on a une vie libre… » Quand elle évoque les SMS auprès de camarades écolos, « les femmes disaient plutôt “si jamais tu parles, tu vas t’en prendre plein la gueule, vu ta personnalité, ton histoire, tu seras discréditée”. Donc cela décourage un peu. »

Il y a aussi le risque de perdre son travail. Voire d’être sur la « blacklist » des collaboratrices qui dénoncent du harcèlement sexuel et dont on dit qu’elles ne retrouvent plus jamais de poste en politique. « À l’époque, j’étais vulnérable, raconte Annie Lahmer. J’avais besoin de mon boulot, j’étais maman seule avec mes deux petites filles, ma vie était compliquée… » Alors, sur le coup, elle ne dit rien du tour du bureau et de la menace du lendemain. « Tout de suite, je n’en ai pas parlé. Parce que j’avais besoin de garder mon travail, parce que Denis était à la direction du parti. »

Et puis, dans la petite collectivité verte, se sont nouées des dizaines de relations interpersonnelles, parfois intimes, souvent affectives, où tout le monde se connaît et où les relations amoureuses et sexuelles se savent. Ce contexte rend encore plus difficile toute parole de dénonciation brisant l’entre-soi des camarades, héritiers d’une tradition d’amour libre, où il semble inenvisageable de se livrer à des agissements potentiellement délictueux. Sans compter la volonté de préserver le parti, son image, sa crédibilité.

« Se présenter comme une victime, c’est compliqué »

« Le problème, c’est qu’on croit assez vite qu’on est seule concernée et donc on n’en parle pas, témoigne Isabelle Attard. Alors que lorsqu’on perce l’abcès, on s’aperçoit qu’il y en a une, et puis une autre, et puis une autre, etc. Et que cela fait du monde, et que cela dure depuis longtemps. Et que tout le monde se tait par égard pour sa compagne [Emmanuelle Cosse, actuelle ministre du logement, et secrétaire nationale d’EELV de décembre 2013 à février 2016 – ndlr]. Parce que c’est un cadre du parti, parce que ça ne fait pas beau dans le paysage. Justement, un parti qui est capable de faire le ménage en interne, c’est un parti courageux. Et EELV peut redevenir un parti courageux. »

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Isabelle Attard, députée qui a quitté EELV.

« Si j’avais su qu’on avait été plusieurs, sans doute aurais-je porté plainte. Mais là je pensais que j’étais seule à subir ça. Du coup, je ne voulais pas en quelque sorte foutre le bazar dans le parti », dit aussi Sandrine Rousseau.

Plusieurs femmes sont également convaincues qu’on ne peut pas, en politique, être élue et être victime. Surtout quand on est une femme. « Je suis une femme politique qui avait des vraies ambitions pour faire avancer son parti et ses idées, témoigne ainsi Elen Debost, au Mans. Et en politique, on est censé incarner quelque chose qui n’est pas très féminin, qui est de la force. Aller se présenter comme une victime, c’est compliqué. On a l’impression que cela va détruire tout ce qu’on a essayé de construire. » Finalement, conclut-elle, « comme on nous dit que ça va nous détruire, que ça abîmera le parti et que c’est un mec formidable qui combat le nucléaire, que les intérêts du parti doivent passer avant le reste, alors on se tait. En tout cas, moi, je me suis tue. »

Elles se sont d’autant plus tues que leur parti les a parfois découragées de s’exprimer publiquement, ou de porter plainte. Le plus souvent de manière implicite, renvoyant à un « ah, mais c’est connu », sans prendre la mesure de la gravité des faits – pour protéger le parti, par protection des hommes entre eux, par méconnaissance de la notion de harcèlement sexuel ou, même, de celle d’agression sexuelle.

Cette fois, c’est une simple photo qui a tout déclenché : le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, Denis Baupin a posé avec du rouge à lèvres en compagnie d’autres députés. « Quand je l’ai découverte, cela a provoqué chez moi une vraie nausée, dit Elen Debost. Je me suis dit qu’on ne pouvait pas continuer à se taire, parce qu’en se taisant, on est complice du fait que ça continue. Ce n’est pas la politique que je veux. » Sandrine Rousseau : « Il y a eu un déclencheur qui a été cette photo du 8 mars, où j’ai vu non pas quelqu’un qui défendait les droits des femmes mais quelqu’un qui avait tenté d'embrasser une femme de force. »

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Le tweet de Denis Baupin le 8 mars : « Mettez du rouge »

De nombreux responsables d’EELV, y compris des proches de Denis Baupin, nous ont pourtant confié qu’ils avaient eu à connaître des faits potentiellement délictueux depuis plusieurs années. Certains d’entre eux nous ont raconté « les collaboratrices qui s’enferment dans leur bureau, surtout le soir », « les stratégies d’évitement » et les conseils que les femmes se donnent entre elles (« ne pas rester seule dans un ascenseur avec lui »), les gestes un peu trop appuyés (certaines l’appellent « le poulpe »). La députée EELV Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale, soupire : « Dans cette affaire, par omission, on est tous complice… »

Une « sorte de “DSK des Verts” »

En 2013, un article universitaire, signé par la politiste Vanessa Jérome, intitulé « (In)égalités des droits et questions sexuelles chez Europe écologie – Les Verts (EELV) », évoquait déjà une « sorte de “DSK des Verts” ». « Cet élu [dont le nom n’est pas cité – ndlr] semble bénéficier d’une forme de bienveillance, qui n’est pas sans rappeler celle dont bénéficie Dominique Strauss-Kahn », peut-on y lire. Le surnom, employé par les militants qu'elle interrogeait à ce moment, et alors même que la comparaison entre cet élu et DSK pourrait être, selon la politiste, très largement discutée, servait bien, selon plusieurs témoignages, à parler de Denis Baupin.

Surtout, il y a un an, une intervention au conseil fédéral d’EELV, le parlement du parti, provoque un électrochoc. C’était le 9 mai 2015. Quelques jours plus tôt, un collectif de femmes journalistes politiques (dont l’auteure de ces lignes) publiait dans Libération une tribune pour dénoncer le sexisme en politique et témoigner du comportement de certains élus à leur encontre. La présidente de la commission féminisme d’EELV Dominique Trichet-Allaire décide de saisir l’occasion pour interpeller ses camarades sur des témoignages que son instance avait recueillis en interne. À la tribune, elle parle de harcèlement sexuel, d’agression sexuelle, et même de viol. D’après de nombreux témoins, la sidération est totale. On entend quelques huées.

« J’ai fait part à l’ensemble de mes collègues écologistes de violences sexuelles dont on nous faisait part depuis quelque temps à la commission féminisme », explique Dominique Trichet-Allaire. Elle ne donne aucun nom. Mais de nombreux écologistes pensent aussitôt à Denis Baupin. La responsable de la commission féminisme confirme qu’il faisait partie des personnes sur lesquelles elle avait été alertée. « On m’avait fait part de harcèlement sexuel, d’attouchements sexuels, sur des personnes auprès de qui il avait de l’autorité », explique-t-elle. 

Au bureau exécutif aussi, la discussion a lieu – en mai, une adresse mail est mise en place si des journalistes souhaitent dénoncer le comportement d’écologistes. David Cormand, secrétaire national d’EELV, y voit un tournant : « Il y a eu un élément déclencheur dans la libération de la parole, c’est cette tribune diffusée dans Libération, de la part de femmes journalistes qui disaient que dans tous les partis, des responsables politiques avaient ce type d’agissements. Cela a été un moment où la parole s’est libérée, et où ces faits-là qui, jusque-là, étaient tus ou de l’ordre de la rumeur, se sont matérialisés. » Lui-même dit alors avoir été prévenu de témoignages précis et directs concernant Denis Baupin.

La réaction de David Cormand, secrétaire national d'EELV Mediapart/France Inter

Sauf qu’aucune femme n’a porté plainte, et que plusieurs d’entre elles refusent de témoigner, même en interne. « Une femme m’avait raconté des SMS harcelants envoyés par Denis Baupin. Mais elle n’avait pas voulu qu’on en parle et elle n’avait pas voulu porter plainte, rapporte aussi Julien Bayou, conseiller régional et porte-parole d’EELV. En interne, c’est très difficile pour une femme de se plaindre. Et nous, on ne pouvait rien faire… C’est comme cela que se construit l’omerta. »

Cécile Duflot, secrétaire nationale d’EELV de 2006 à 2012, explique elle aussi qu’elle avait été alertée. « Mais souvent indirectement. » Et quand c’était directement, c’était « longtemps après » les faits, explique-t-elle. Mais comment expliquer que son parti soit resté sans réaction, et ait accepté de confier une investiture aux législatives en 2012 à Denis Baupin ? Il est « difficile d'agir sans savoir précisément, explique Duflot. Rien n’était avéré. Les langues ne se délient pas facilement sur ces sujets. Il y avait une zone de flou sur ces comportements. Il y avait aussi des liens amicaux profonds avec ses proches qui compliquaient énormément la situation. Quand on en parlait, certains disaient d’ailleurs qu’il ne fallait pas l’accabler parce qu’il avait pris conscience de ses actes et se soignait. Mais comment imaginer la vérité ? »

« Le choc est réel car je ne doute pas de ces témoignages, poursuit l’ancienne ministre. Ce qui est évident, c’est qu’il faut en finir avec le secret autour de ces sujets, en particulier dans le monde politique. Un an après la tribune des femmes journalistes politiques, le monde politique doit absolument trouver les moyens de sortir du déni. » « Que les femmes osent parler est une bonne chose. La principale difficulté sur ces questions, c’est la tentation du silence. En particulier dans un monde politique où se présenter comme victime, c’est s’affaiblir », conclut Cécile Duflot, qui a longtemps hésité avant d’accepter de répondre à nos questions.

« L’élément qui permet ce type de faits, c’est le silence, concède aussi David Cormand, secrétaire national d’EELV. Ce silence, il a bien trop duré. Aujourd’hui, il cesse. Et c’est une bonne chose. » Puis il ajoute : « Il n’y a jamais de mauvais moment pour dire ces choses. »

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